mx PQ 2376 N6F6 1844 Cl ROBA ^^m ^i^^ 3T MA É. o ■->-*■ '7' V .A \vs ^7/ ^ ws H8f •^r^> /^ ■" M> ;% es ^ % m, m FRA1NCISCUS COLUMNA i .,, : M RAM PI fl G >mp . i"> Du il FMNCISCUS COL OMIS A. DËHNIERE NOUVELLE CHARLES NODIER EXTRAITE DL* BULLETIN DE L'AMI DES ARTS, ET PRÉCÉDÉE D'UNE NOTICE PAU JULES JANIN PARIS. GALERIES DES BEAUX-ARTS, BOUL. BONNE-NOUVELLE, 20. J. TF.CHENER, LIBRAIRE, PLACE DU LOUVRE, 13. PAULIN, LIBRAIRE, RUE DE SEINE, 35. 1844 l\l CHARLES NODIER. Il ne faut pas le laisser mourir ainsi , cet homme d'un si rare bon sens, qui, sans lui ren- dre les honneurs mérités , a été le plus char- mant et le plus fécond des beaux esprits de ce temps-ci. Ecrivain de la meilleure école, savant critique, poëte à ses heures, ingénieux romancier, — le dernier des grammairiens , le dernier qui crût à la grammaire, dont il avait fait une science presque poétique. Ses mœurs étaient simples et calmes comme sa pensée ; sa vie s'est écoulée dans le travail nécessaire au pain de tous les jours, rude travail mêlé des plus beaux rêves; nécessité sévère sur laquelle la fiction n'oubliait jamais de jeter son manteau de pourpre et d'or. Ses amis le pleurent et le pleureront toujours ; sa femme et sa fille et i. sis petits-fils, plongés dans un étonnemeul dou- loureux, se demandent entre eux m en effet il est bien mort. Et véritablement pourquoi mourir si lot.' Pourquoi ce subit adieu a ce monde dans le- quel notre poète tenait si |ieu de place, et par mil - séquent une place si heureuse? N'avait-il donc plus rien a attendre du côté de ses vieux amis et de ses \ ieux li\ res, du cote de l'avenir et du prin- temps? Digne homme! bonne et douce nature! limpide regard ! profonde paix de la famille dans laquelle il s'était réfugié, non pas sans conserver toutes les passions de sa vie, comme c'était son droit de les garder toutes, car ces passions lui \e- naient de son esprit qui était sain, de sa fantaisie qui était honnête, de son cœur qui était bon. Mais quoi ? Il est mort ! Il est mort, lui qui était plus jeune que nous tous, bien qu'il eut vu tant de choses et qu'il eût rencontré tant d'hommes passes avant nous, disparus avant nous, lit, main- tenant qu'il n'est plus, comment donc nous sou ve nir de sa vie écoulée si vite? OÙ retrou\er tant d'accidents imprévus donl lui-même il se souve- nait à peine, tout cet esprit dépensé avec tant de profusion infatigable , donl lui seul il ne se sou- venait plus? Car c'esl là un des caractères de ce! écrivain sans égal pour la pureté et pour la grâce de la forme extérieure, il a vécu en improvisant, il a jeté à tous les colibris du chemin son esprit, sa causerie, sa verve féconde, et cette science qu'il dissimulait avec tant de soin qu'elle ne peut être devinée que par les habiles. Prodigue de tous les biens de l'imagination et du goût, il n'a jamais songé à rien sauver de cette dépense de sou es- prit, de son àme et de son cœur; le vent a tout emporté là même où il emporte la feuille de lau- rier et la feuille de rose. Allez donc courir après le tourbillon pour composer la couronne poétique de notre ami ! Ainsi, pas un des hommes qui ont le mieux connu, qui ont le plus aimé Charles Nodier, pas un de ceux dont il avait fait les confidents, nous ne dirons pas de ses plus secrètes, mais de ses plus soudaines pensées, ne saurait suffire h composer cette biographie, doucement vagabonde, des joies et des douleurs de la jeunesse, aux travaux et aux soucis de l'âge mûr ; et notez bien que dans cette histoire d'un homme dont l'esprit était resté si jeune, le biographe n'aurait pas à s'inquiéter de la vieillesse; Nodier n'a pas eu et ne pouvait pas avoir de vieillesse. A quoi bon vieillir? Et puis d'ailleurs est-ce qu'on vieillit jamais tant (pie l'on conserve à ce haut degré, les plus ex- — s — cellentes qualités de l'art, du style et du goût? Il était venu au monde dans les temps malheu- reux, douze ou treize ans avanl la Terreur. Son père était an savant bomme, un juge austère, et plus d'une fois il se trouva bien empéehé, enten- dant son enfant demander grâce et pitié pour l'in- nocent que ees lois féroces condamnaient à mort. Mais à douze ans la eampagne est si belle, le mois de mai jette autour des jeunes cœurs tant de Heurs et tant d'espérances, que notre enfant, quand tous ces meurtres furent passes, eut bien vite séché ses larmes. Avouez pourtant que ses commencements furent cruels. Il eut pour son premier professeur de grec un certain Euloge Schneider, d'abord capucin a Cologne, puis grand vicaire constitutionnel de Strasbourg, et enfin le chef de la Terreur en Alsace, où l'ancien traduc- teur i'Anacréon jouait le rôle de Robespierre et de Fouquier-Tainville , accusateur et bourreau tout ensemble. C'était un des frémissements de Nodier quand il racontait non pas sa premier.' le- çon de tirée, mais son premier repas chez I'Ana- créon de Strasbourg. Il voit encore les quatre convives qu'attendait l'cchafaud huit jours après, les deux sabres en faisceaux contre la muraille, il entend retentir à ses oreilles ces formidables pa- — 9 — rôles qui faisaient tomber tant de tètes dans la ville, et tant de beaux ailles ailés des hauteurs de la cathédrale mutilée. Enfin il voit partir Euloge Schneider, suivi d'une guillotine mobile et con- quérant l'Alsace à coups de couperet. Cela s'ap- pelait la Propagande... Et voilà le petit Charles bien loin de l'Erôta motion ekei:Je ne veux chanter que l'amour! Un mois plus tard , car ces terribles professeurs d'humanités ne duraient guère, Euloge Schneider est attaché, à son tour à l'échafaud sur lequel il promenait ses vengeances. A cette vue, l'enfant quitte la ville, il gagne à travers champs les mon- tagnes de l'Alsace, il emporte ses livres, il emporte son cœur, il emporte les rêves de son enfance déjà prête à finir, et, chemin faisant, il rencontre des agents du Directoire que le Directoire envoyait à la recherche des mines d'argent. De l'enfant échappé, voilà que le Directoire fait un chercheur de trésors; Nodier cependant s'inquiétait peu des riches découvertes, il ramassait les belles plantes fièrement épanouies sur le penchant des précipi- ces ; il reconnaissait à leur forme, à leurs douces odeurs les plus doux produits de la Flore fran- comtoise; il se faisait l'ami des bons paysans du Puy et des jolies jeunes filles qui s'amusaient à le — III — voir lire dans un gros dictionnaire, pour lequel il s'était passionne comme si c'eûl été l'Enéide ou la Jérusalem délivrée. Belles journées d'une contem- plation heureuse el sainte! Beaux rêves des gra- cieuses amours, quand c'esl à peine si l'on ose prononcer tout lias le nom de la personne aimée ! lue nuit doue, comme il était a rêver ainsi, il voil entrer toute haletante , la tille ainee de son Ilote, Thérèse, la fille du père Christ. — Sau\e/.- raoil sauvez-moi ! disait-elle, — et en effet Thé- rèse, si jeune, est la femme d'un proscrit ; on les a \us, elle et lui, assis sur la lisière du hois; le proscrit a pu S?échapper , mais il faut retenir les hommes qui le cherchent ! Nodier, bien inspire, saine a la lois l'honneur de Thérèse et la vie de son mari. Voilà avec quoi il devait écrire I lus tard son beau roman intitule : — Thérèse Aube ri ! De cette excursion et de ce repos dans les mon- tagnes, le jeune Nodier rapporta, non pas une mine d'or ou d'argent, mais un riche herbier, mais de brillants insectes, mais un gros livre intitulé : la Bibliothèque entomologique ; il avait aussi rêvé, mm pas un poème, mais ce dictionnaire d'un goût si nous eau : Dictionnaire des Onomatopée*, cette aimable histoire de tous les mots de la langue française qui ont une l'orme à eux, qui ont un sens, qui disent : — me voici , je suis Oreste ou bien Agamemnon! le son du mot mêlé au sens de ce mot-là et s'expliquant d'une façon nette et ra- pide. Et. quand on songe que c'est un livre écrit sans aide, sans autre secours qu'une prodigieuse mémoire, et qu'à leur place arrivent en se jouant, tous les grands écrivains de la langue française dont le siècle de Voltaire ne voulait plus, ces \ ieux écrivains, Rabelais, Dubellay, Marot, Etienne Pas- quier, Ronsard, dont cet enfant pressentait déjà la résurrection future. Cependant quel fut l'étonne- ment de l'étudiant de Besançon, lorsqu'il reçut l'a- vis du ministre Fourcroy, que son livre était indi- qué pour composer les bibliothèques des collèges ! A la fin donc il avait vingt ans, vingt ans, cela venait bien lard dans ces époques funestes ! Poussé par un certain besoin d'émotions et d'aventures, dont il ne s'est défait qu'avec peine, il vint à Pa- ris pour y chercher ce qu'on y vient chercher tou- jours, un peu de bruit, un peu de gloire.... et du pain. 11 arrivait à Paris tout animé du vif désir de mettre à profit, dans sa conduite et dans ses livres, sa haine vive, pour la tyrannie et les douces joies de sa jeunesse. Euloge Schneider lui apparaissait dans ses rêves, mêlé au souvenir de ses premières — 12 — et chastes amours. Dans ses tournées dans les villes •le la Franche— Comté il avait \u tout à la lois Pichegru et Robespierre le jeune, le beau grena- dier Monnet, suspect aux hommes exalté* dt (<>us les parti» grande louange ! et le pauvre cordon- nier ^ oung, que la nature avait l'ait poète et qui sa- vail le latin et le grec. Lui-même, lui .Nodier, il avait déjà affronte les hasards politiques; son sou- rire quelque peu ironique avait fait peur aux ter- roristes de l'Alsace, et il ne s'en était fallu que d'une voix qu'il ne montât sur l'echafaud. C'était avoir de très-bonne heure, convenez-en, étudie la vie sous toutes les faces, la proscription et la fantaisie, les délations et les amitiés illustres, le péril et le rêve. Chemin faisant, il pensait a d'au- tres hommes dont lui axait parle son père; il se figurait qu'il allait retrouver debout, dans l'action et dans le livre, le dix-huitième siècle tout entier qui venait de mourir pour ne plus sortir de sa tombe. Il prêtait l'oreille et il entendait les grands bruits qui avaient retenti la-bas, et il ne se dou- tait guère que ces bruits formidables s'étaient per- dus dans l'apathie et dans l'épouvante de cette na- tion. Qui lui eut dit que toutes ces passions vives étaient mourantes, que cet enthousiasme était éteint, que désormais les bourreaux reposaient a coté des martyrs, et que bientôt dans toutes les mains viriles l'épée remplacerait la plume, la pa- role libre et spontanée des tribunes cédant à l'o- béissance des soldats qui obéissent à leur cbef? Voilà ce que notre jeune Comtois ne pouvait pas savoir. Il entra la tête haute dans la France du premier consul, qui allait être bientôt la France impériale, et tout d'abord, lui, le nouveau venu, qui avait si grand besoin de se tracer un sentier dans ce chaos de tous les éléments divers, il passa, par le penchant de son esprit et de ses instincts, du côté des vaincus, vaincus de la Montagne, vaincus delà Vendée, proscrits qui ne compre- naient pas d'où pouvait leur venir ce petit jeune homme tout blond, au fin sourire, au timide regard, et qui lui tendaient leurs bras à tout hasard , disant que la prison avait retrouvé son printemps. En effet, cet imprévoyant génie, qui ne savait rien découvrir dans ces nuages, rien voir dans ces ténèbres, n'eut pas de cesse qu'il n'eût lancé à la face du nouveau pouvoir une satire véritable, une satire contre le maître à venir de toutes ces pas- sions, que déjà Bonaparte foulait du pied ! La satire s'appelait la NapoJéone ; elle était écrite en vers. Le vers passa à la faveur de l'étonnement général. — 14 — Tout d'Abord on ne voulu! pas savoir quel ( tail l'im- prudent qui se je i,i il tête baissée dans cette mêlée. Lui, alors, au lieu de rendre grâce au ciel d'être sorti sain el sauf de l'antre du lion, il écrh il Stella •m les proscrits ! Cette fois, à l'étonnement succéda la fureur du maître. Quelle était donc cette voix hardie qui troublait le triompha jjeux jacobins, autrefois la terreur de l'univers entier, et dont les enfants eux-mêmes n'avaient plus peur ; de vieux royalistes inoffensifs par l'excès même de leur aveuglement et de leurs espérances; malheu- reux sur qui pesait incessamment le plus abomi- nable despotisme. Point de lois, point de règle, point de justice : une fois plongé dans ces tortu- res, vous étiez un proscrit, et nul ne prenait la peine de donner même un prétexte à votre sup- plice. Etiez-Vous acquitté par les juges, on vous ramenait à la prison, et plus d'un y est resté jus- qu'à la fin de l'Empire. Véritablement ils étaient bien endurcis les uns les autres à force de captivité et de misère, mais ce fut pourtant une pitié univer- selle quand ils virent entrer ce beau petit jeune homme à l'air inspiré et naïf, et quand ils l'en- — 16 — tendirent parltr tout haut contre la t\r velle. Chacun se leva pour le mieux recevoir v - nu ! disait le republicai: : — - bienvenu, disait le irentilhorume. Le vieux jour- Demailhçt se leva a demi de son grabat, ou le retenait la paralysie, et il se mit a raco: vie au jeune captif. Il resta quinze jours au dépôt. puis on le mit au Temple dans une chambre avec le marquis de Sade en personne, mort a la Salpè- : avec Nicolas Bonneville, le poète, l'ami d'André Chenier. si beau que les furies de guillo- tine avaient deman'; - . tfarat! Du Tem- ple, Nodier fut trai; v . I mis mm aertt. Quoi donc 1 i vu cachot, ce jeune homme dont l'œuvre la plu- un dictionnaire ? Quoi! tout seul dai.~ bres, sur * . s ce si '■!-•. poe- . Je consolation des jeunes âmes: elle est au chevet du patient : elle se tien" reaa - m pied du captif, elle l'endort amie , elle le berce do:- ica sionnes, elle murmure a son oreille la vins : -"la poésie qui a sauve Nodier, c'est elle qui lui a donne la patience et le eoura_ n le transporta enfin dans une chambre eela - cil . et sur an lit... Juste ciel! le lit de madame Roland; te- - ces mots gra\es dans la pierre : Jeanne Philipon, femme Roland ! Deux innocentes crea- elle-ci et celui-là; celle-ci, forte et puis- sante entre tous les hommes de son temps, celui- là, naïf et calme enfant de la France allemande , et qui ne devait rien comprendre à tant de furet - Q s dirai-je ! c'est une touchante et cruelle histoire, nettement racontée, avec l'accent d'un homme qui se souvient, mais qui se souvient sans haine, et qui n'aconserv e de toutes ces misères que le egret pour les malheureux qu'il a vus mourir. Cer- tes, il atte cruellement éprouve, certes il a passe par bien des angoisses: mais à peine libre. a peine Foucbe lui a-t-il montre la route qui conduit à Besançon , que le \ oilà revenu tout entier au caprice qui est sa muse, a l'imagination qui est sa compagne. Bien plus, même sur ces grands chemins qu'il parcourt d'un pas si rapide, il se reporte par la pensée dans le cachot qu'il a quitté ; il revient aux amitiés de la prison , et à un peu mieux que l'amitié. Par | le cette jeune fille à l'œil noir et doux , qui venait au guichet chaque lundi ; cette jeune femme dont la trist ss t si charmante, et ses compa- ss - -bas, ou bien fusilles dans la plaine — IX — île (ni in lie ou déportés dans les déserts de Sinna- mary, Hérisson de Beauvoir le jeune Chouan, Coste de Saint-Victor, Joyanl de Villeneuve, Raoul Gaillard, le Bourgeois, il les voit , il les ap- pelle, il les pleure. Ah ! s'ils étaient libres avec luil ;ih! s'il pouvait les amener dans ses campagnes! >-i seulement Renou étail là pour chanter ses belles chansons! si seulement il ;i\;iii à ses cotés sou compagnon Duclos, Dnclos devenu plus tard l'homme à la longue barbe, déguenillé, que J'ai vu vi souvenl aborder Nodier avec le geste éléganl et la main bien lavée d'un homme de la meilleure compagnie! Ainsi il pensait, ainsi il rêvait, et puis tout d'un coup il se prenait a tressaillir, i! lui sem- blait qu'il avait vu passer, marchant à la mort, le brave (ii orges Cadoudal ! \u demeurant, «le toutes ces impressions diver- ses, il devait arriver ce qui est arrivé eu effet, que ce jeune homme, rejeté par pitié dans la vie poé- tique, resterait désormais étranger aux passions, aux eruantes et an\ vengeances des partis, h avait traverséde trop bonne heure les dangers de la po- litique pour être tente de l'entrer dans cette arène mi les honnêtes g< ns succombent presque tou- jours, OÙ le seul ambitieux a des chances de salul. Rien n'est plus juste, et rien ne s'est mieux justi- — 19 — fié, selon moi, que ce mot «.lu digne Beauvoir a Nodier : « Pour toi, Charles, sois tranquille, on « n'en veut pas à ta vie; ta vie n'est liée à aucun « s\ sterne redoutable : tu tiens à tous les partis par <( quelques idées, et tu te dérobes ta tous par quel- « (pies répugnances! » Et en effet, il était impos- sible de mieux parler. Voilà donc les renseignements que nous rencon- trons dans les Souvenirs de Nodier. Je me rap- pelle qu'un jour, à cette même place, je lui disais : « Chose étrange : comment donc avez-vous oublie « que vous avez été guillotiné le même jour que la « reine de France? » Et à ce propos, je le vis de- venir tout pensif, comme un homme qui cherche à se rappeler si en effet il l'a pas été le héros de cette glorieuse fortune. C'est là d'ailleurs une par- tie du talent de Nodier, ce qu'il raconte, non -seu- lement il l'a vu, mais il le voit encore; non-seu- lement il l'a senti , mais ( touchez son cœur!) son cœur bat de la même émotion : l'échafaud et les fleurs, le bourreau et Thérèse Aubert, les cris de la rue et les harmonies divines des campagnes, le cachot et le vagabondage de l'homme heureux qui va tout droit devant lui, au hasard, sur la crête des monts, au bord des fleuves, au pied des chênes, voilà de quoi se composent et sa vie et ses livres. — 20 — Il \ avait en lui quelque chose de cette rêverie pédestre dont il est parlé dans les premiers livres des Confissions, et j'imagine que ses plus beaux li\ res il se les sera racontes a lui-même, après quoi autanl eu emporte le \ eut ! C'est une destinée sin- gulièredes livres que Nodier a laisses; a peine si les gens pour qui il les a écrits ont voulu les lire, et ce if est que plus tard que la fortune leur est venue. Comme il arrivait le premier de toute la nouvelle école, sans être précédé du grand tapage que l'ont d'ordinaire les novateurs, le public ne comprit pas tout de suite la piquante nouveauté de ce style aux formes limpides, aux transparentes couleurs; comme aussi cette fiction nette et rapide et conte- nue dans un si étroit espace, ne pouvait guère conve- nir à ces lecteurs avides d'émotions étranges et blasés doublemei it su ries événement s qui se passaient dans les li\ res et hors des li\ res. .huit Sbogar, le premier des romans qui se présente dans la collection des œuvres de Nodier, a été écril pour venir en aide a la pau\ reté de Nodier, nomme professeur des seii nées politiques dans la petite Tartarie Ovide chez les Sarmatesl) et force de revenir sur ses pas, faute d'argent, le ministre ayant oublie de paver le pro- fesseur, h Jean Sbogar réussit, grâce à Vanonyme », dit Nodier. Les grands critiques de 18 12 attribue- — 21 — rent le livre à Benjamin Constant lui-même; les autres assurèrent qu'il avait été écrit par madame de Ivrudner. Or, savez-vousqui donc le premier de- vait nommer le véritable auteur de Jean Sbogart l'empereur Napoléon lui-même, qui le lut un jour à Sainte -Hélène, et qui écrivit sur la marge des notes de sa main. « Il n'était pas dans ma destinée «d'être pesé dans une telle balance,» disait Nodier; et il disait cela d'autant plus volontiers, que plus loin il ajoute : « Jean Sbogar n'est que <( mon ombre tout au plus, ou je me suis grande- ce ment trompé sur la pauvre place que je tiens « au soleil ! » Or, si en effet c'est là l'ombre de Nodier, vous n'en lirez qu'avec plus de soin les tablettes de Jean Sbogar; toute la philosophie de L'homme se rencontre dans ces pages. — « Un brin de paille, c'est quelque chose; une idée, ce n'est rien. » — « La plus haute liberté d'une nation, c'est de choi- sir un esclavage à son gré. » — « Je ne sais plus qu'un métier à décréditer : celui de Dieu. » — Et enfin cette pensée qui n'a pas l'air d'avoir été pu- bliée en l'an de grâce 1812 : — «Je voudrais bien qu'on me montrât dans l'histoire une monarebie qui n'ait pas été fondée par un voleur ! » l.e peintre de Salzbourg est antérieur de dix ans à Jean Sbo- gar. a En ce temps-là, dit Nodier, les hommes de génie étaient fort occupés de leur gloire, et les hommes d'esprit de leur fortuné! »Or, notrepetn- tre de Salzbourg, ce jeune artiste qui ne s'occupe que «lit rêve et de l'idéal, qui ne songe ni à la gloire ni à fa fortune, était quelque peu dépaysé chez les grands lecteurs qui avaient lu Faublas, digne IV- lémaque de cette génération de malheur. Heureu- sement que les femmes, même dans les temps de licence, croient encore ;i l'amour ; elles protégè- rcnt l'amoureux sentimental d'Eulalie; elles pleu- rèrent sur les malheurs A' Adèle, la véritable cou- sine-germaine de la Lolotte de Werther. — Thé- rèse .fiihrrt. c'est la jeune fille des sou\ l nirs ; c'est le premier regard, c'est le premier sourire dont on sait le secret, c'est le premier paysage dont on de- vine les contours. Mfondyon, Jeannette, la ronde des jeunes Cilles, ne diriez— vous pas autant de pa- ges arrachées aux premiers romans de George Sand? tant se ressemblent les divines aspirations de la jeunesse. — Smarra est une fantaisie com- posée de toutes suites d'éléments divers : il y a de l'Hoffman, il > a du Schiller, il \ a de l'Apulée; c'est le rêve d'un poète éveillé, ou, si vous aimez mieux, l'histoire des féeries du sommeil. Comme étude d'une langue habilement, hardiment travail- lée, ce conte de Smarra est une étude admirable. Nodier a mis dans ces pages tout ce qu'il a pu prendre aux anciens : Homère, Théocrite, Virgile, Catulle , Stace , Lucien , sans oublier Dante , Shakespeare et Milton, style travaillé, pensée tour- mentée, imitation laborieuse de toutes choses, un vrai cauchemar pour tout dire; mais Nodier ne voulait pas faire autre chose quand il écrivait Smarra. Rien n'est plus joli que Trilby, doux souvenir des montagnes de l'Ecosse, avant queWalter Scott eût fait de l'Ecosse une contrée aussi connue que la place du Carrousel. Trilby est une œuvre char- mante, écrite avec soin, avec amour. On y re- trouve à chaque ligne l'écrivain naïf qui admiraij les Contes de Perrault presque autant que les Fa- bles de La Fontaine. Trilby, c'est le lutin triste et gai, bon enfant et, moqueur, ami de la joie, qui, au besoin , ne se refuse pas une douce larme. Autant que Perrault, Charles Nodier avait été créé et mis au monde pour être Y Hésiode des esprits cl des fées, qui n'avaient pas de secrets pour lui. Savez-vous, en un mot, quelle fée charmante devait évoquer le lutin d'Argaïl, je dis la plus légère de toutes les fées et la plus brillante, mademoiselle Taglioni, si bienséante sous l'aile du sylphe de Nodier? Suivons-le toujours, non pas le sylphe, niais Nodier on pourrait aisément s'v tromper . et à chaque instant vous verrez l'aimable conteur va- rier sa leçon et sou conte. Plus d'une, parmi ces histoires, est terrible : Hélène Gillet, par exemple; mais la Fée aux Miettes a bientôt racheté toutes ces cruautés. « Souvenir de ma vinut-cinquieme « année, doucement passée entre les romans et les «( papillons, dans un pauvre et joli village du Jura « que je n'aurais jamais dû quitter! >< Et, en effet, il a entendu raconter l'histoire de la Fée aux Miettes assis au coin de l'àtre, sur un bahut déla- bre, chauffant ses pieds sans sabots , au feu clair et brillant d'une bonne bourrée de genévrier qui pétillait dans le sapin, ("/est une jolie chose , cette Fée aux Miettes, pleine de caprice, d'esprit, de malice, et d'une piquante bonhomie toute natu- relle a l'esprit franc-comtois. La Fée aux Miettes est un peu comme le Roi de Bohême, qui est in- trouvable dans ses sept châteaux, d'autant plus introuvable, (pie, même le premier de tous ces châteaux s'en va disparaissant toujours. Au reste. ces sortes de tours de force, renouvelés de l'A- rioste, plaisaient a Nodier. Jamais il n'avait plus d'esprit qu'entre deux parenthèses; mais aussi la parenthèse une fois ouverte, il s'en donnait a cœur joie; il allait, il allait clans toute la liberté de son esprit, clans toute l'innocence de son cœur. Que de beaux chapitres épars çà et là, qui seront bien difficiles à retrouver, si Dieu ne nous vient en aide! Que d'adorables parenthèses franchement ouvertes, et que l'auteur a oublié de refermer! Il touchait, en se jouant, à toutes les questions d'art, de littérature et de goût, marchant un peu le premier, avant même les plus hardis, plantant le drapeau sur les côtes escarpées, et quand le dra- peau était planté, s'amusant à regarder qui donc sera assez hardi pour l'enlever et le porter plus loin encore? Alors il battait franchement des mains, admirant (sans se douter qu'il y était allé le premier) qu'un homme pût aller si loin. Ainsi il a ouvert tous les sentiers dans lesquels sont entrés hardiment les jeunes esprits de ce siècle ; il a donné le signal auxquels ils ont obéi, il a indiqué le nouveau monde qu'ils ont découvert. A toute tentative heureuse il éprouvait la joie d'un enfant; à toute gloire nouvelle éclose, il tendait une main bienveillante. Il encourageait, il écoutait, il gui- dait, mais d'une main si légère! Très-savant et très-versé clans toutes les parties de l'art , il ca- chait sa science, il la cachait par pitié pour ceux qui ne savaient pas, et quelquefois par respect. - -21; — Nodier a été toul à fait l'homme de lettres, tel qu'on peut le rêver dans une époque OÙ les lettres sont de\ enues la brûlante et terrible profession des malheureux qui n'en ont pas d'autre. Il n'a été que cela toute sa vie; écrivant pour vh re et vivant au jour le jour, riche aujourd'hui, pau\ re demain, content toujours. Ainsi s'est passée son innocente vie à oublier les livres qu'il écrivait, à encourager ceux des autres, a relire et à acheter les \ieux li- vres d'autrefois, auxquels il avait voué un culte savanl et sincère. Vie heureuse à tout prendre, et digne d'envie, niais qui n'a pas été sans chagrins et sans amertume. Car ce travail de toutes les heures le jetait parfois dans d'ineffables tristesses. La nécessite d'avoir l'esprit toujours tout prêt lui était odieuse, et il l'a bien montre lorsqu'après avoir remplace dans le journal des Débats l'illustre criti- que Geoffroy, avec un rare succès, il renonça bien v ite a cette tâche terrible de la critique périodique. Encore est-il vrai de dire qu'il ne trouvait suppor- table que cette facon-la' d'avoir de l'esprit quand on est force d'en avoir. C'esl un esprit qui a l'a- vantage de ne pas durer : un souille l'emporte, rien ne reste de ces étincelles qui brillent un in- stant, et puis ea ne ressemble pas à un li\ re. Fi du livre! (i Les anciens savaient a peine ce que c'esl « qu'un livre. Démoerite , Épicure , Socrate et « même Chrysippe, ont dicté d'innombrables cha- « pitres, et ils n'ont pas fait de livres. L'Iliade « n'est qu'une suite de chapitres épars. Athénée, « Valère-Maxime, Aulu-Gelle, Macrobe, Montai- t< gne, Lamothe-Levayer, Diderot, ont nettement « tranché la question : ils n'ont laissé que des pa- ît ges avec lesquelles il y a des milliers de livres à « faire pour des milliers de générations de pédants!» Et plus bas : « Si une méchante habitude et le « besoin de me distraire des angoisses de la mala- ■•< die et des infirmités de l'âge me forçaient encore « à écrire, ce ne serait pas pour entreprendre un « livre. J'abandonnerais tout au plus au papier « blanc quelques impressions, quelques histoires « sans suite, jusqu'au jour où la mort viendra «souffler, en riant, sur ces feuilles fugitives! » Ainsi a-t-il fait — peu de livres, mais des pages charmantes, mais des chapitres pleins d'art et de goût, mais des œuvres pleines de sens et d'un atti- cismeque rien n'égale. Hélas! l'été dernier, moins que l'été, cet automne, n'avons-nous pas lu de No- dier, dans un journal écrit pour quelques amis de son esprit, un beau petit conte intitulé : Francisais Columna! Jamais il n'avait eu plus d'esprit et plus de tendresse, « et croyez bien, disait-il en finissant, - 28 — quesi j'écris ceci, ce n'est pas pour faire un livre, c'est pour en acheter. » \ Dieu ne plaise que nous rappelions ici tous les titres de Nodier a la reconnaissance et aux res- pects! Son œuvre esl faite; mais (die est éparse ça et la dans hs livres, dans les recueils, dans les re- vues, dans les journaux, un peu partout. Restent maintenant à recueillir ces pages errantes, a ra- mener au bercail ces brebis vagabondes que le ber- ger n'a pas eu le temps de reunir, faute d'un chien de garde, et seulement alors on pourra juger quel était cet homme d'une imagination si fraîche, d'une science si charmante. Les Souvenirs de Jeu- nesse, le Songe d'Or, Inès de las Sierras, Made- moiselle de Marsan, les vives Satires du Docteur Néophobus, les Notices de Linguistique, le Dernier liant/net des Girondins, les Mélanges tirés «l'une petite Bibliothèque, et tant d'excellents articles d'une critique excellente que les éditeurs des plus beaux livres s'arrachaient a l'envi, compléteront cette édition attendue et désirée. Mais n'espérez pas cependant que jamais l'œuvre de Charles No- dier soit complète. Oui peut dire ce qu'il a écrit dans sa Vie? Oui saurait retrouver ces pages em- portées par tous les vents du nord et du midi? Kl enlin, quand bien même \ous les retrouveriez les — 29 — unes et les autres, ou doue retrouver cette autre partie de Nodier, sa causerie vive et piquante, ce bon mot ingénieux , cette satire innocente , ces souvenirs, ces histoires, ces inventions, ces visions décevantes, tout Nodier : causeur plus calme, plus simple, plus vrai, mais non pas moins abondant et moins écouté que Diderot'? Il était membre de l'Académie française depuis dix ans seulement ; et l'Académie a perdu, en per- dant Nodier, l'homme le plus utile de cette célèbre compagnie. 11 était bibliothécaire de l'Arsenal de- puis vingt ans à peine, et là seulement, dans ces murs qui se souviennent du grand Sull\ , il avait pu se livrer tout à l'aise à l'étude et au travail. Sa \ie a été calme, utile, heureuse. Sa femme et sa fille, qu'il aimait d'un amour sans égal, l'ont en- touré jusqu'à la lin d'une tendresse maternelle à la fois et filiale. 11 s'abandonnait volontiers à qui le voulait guider, et il n'était jamais plusbeureux que lorsqu'il n'était pas obligé d'avoir une volonté. Sa mort a été la mort d'un sage, bien qu'à son heure dernière il eût trouvé que cela était difficile de mourir. Il avait soixante-quatre ans à peine; il laisse après lui une femme qui l'aimait d'un amour tout filial, une Mlle déjà héritière de l'esprit et du ta- — r>o — lent de son père et toute une foule de petits-en- fants qu'il ;i bénis avant de mourir. Puisse cette bénédiction dernière d'un philo- sophe et d'un chrétien profiter a cette famille que Nodier a tant aimée! Jules J wi\. FRANCISCUS COLUMNA. Vous vous souvenez peut-être de notre ami l'abbé Lowrich, que nous rencontrâmes à Raguse, àSpalato, à Vienne, à Munich, à Pise, à Bologne, à Lausanne. C'est un excellent homme, plein de savoir, mais qui sait une multitude de choses que Ion se trouverait heureux d'oublier si on les savait comme lui : le nom de l'imprimeur (l'un méchant li\ re, Pannée de la naissance d'un >ot et mille autres particularités de celte importance. L'abbé Lowrich a la gloire d'avoir découverl le véritable nom de Kuicknackius, qui s'appelait Slarkius, et non pus, s'il vous platt, Polycarpus Slar- kius qui ;i l'ait Imii beaux hendécasyllabes sur la thèse de Kornmannus de rjlibus el sur la thèse de Kornmannus de ritibus el doctrine scarabœorum, mais Martinus Star- kius, qui a écrit trente-deux hendécasyl- labes sur les puces. A cela près, l'abbé Lo- wrich mérite d'être connu et d'être aimé; il a de l'esprit, du cœur, une obligeance active et sincère, et il joint à ces qualités précieuses une imagination vive et singu- lière qui donne beaucoup d'altrait à sa eon- versalion, tanl qu'elle ne tombe pas dans les infiniment petits de la biographie et de la bibliographie. J'ai pris mon parti sur cet inconvénient, et quand je rencontre l'abbé Lowrich dans mes voyages perpétuels à la face de l'Europe, je cours à lui du plus loin que je le vois. Il n'y a pas plus de trois mois que cela m'est arrivé. J'étais de la veille à \ hôtel des deux Tours, à Trévise, mais je ne m'y étais éta- bli que fort tard, et je n'avais pas mis le pied dans la ville. Le matin , comme je descendais l'escalier, je me vis précédé par une de ces figures singulières qui ont de la physionomie de quelque côté qu'on les regarde : un chapeau comme il n'y en a point, ajusté à la tète comme on n'en ajusta jamais; une cravate rouge et verte nouée en ficelle, qui dépassait de quatre — .-.'. — bons pouces le col de l'habit sous le côlé gauche, el qui disparaissait d'autant sous le côté droit; un pantalon fort inexacte- ment brossé sur une jambe , e( dont l'autre jambe s'arrondissait en bourrelé! avec une sorte de coquetterie sur le revers de la botte; le portefeuille immense enliu, le portefeuille inamovible où gisent tant de titres de livres, tant de notices, tant de plans, tant de croquis, tant de trésors ines- timables pour le savant , mais qne ne ra- masserait pas le chiffonnier. Il n'y avait pas moyen de s'j tromper, c'était Lowrich : «Lowrich!» m'éeriai-je; et dous étions dans les bras l'un de l'autre. « Je sais où tu vas, » me dit-il après l'é- change de quelques paroles amicales: et, quand j'eus appris qu'il était tout aussi nouvellement arrivé que moi : <>it digne d'être soumis à des connaisseurs tels que vous; mais c'est un volume, ajouta-1 il en ti- rant desa triple enveloppe un in-folio de belle apparence... un volume, continua-l-il d un air solennel, quand il l'eut tout à fait dé- gagé de sa prison de papier végétal, — un volume, enfin... » Et il tendit !•' volumeà l'abbé l.nw rich en attachant sur lui un re- gard plein d'assurance <'t de fierté. — il — « Malédiction ! » murmura Lowrich après avoir exploré d'un coup d'œil, suivant sa coutume, le trésor inconnu. — Puis il se retourna de mon côté, mais bien différent de ce qu'il était un moment auparavant, les bras pendants, l'œil abattu, le front pâle. « Malédiction! » grommela-tri I en français d'une voix à peine articulée et de manière à n'être entendu que de moi ; c'est ce damné de livre que je me suis engagé à te donner, s'il se rencontrait ici, la Poliphile d'édition originale... le traître qu'il est, et beau, je t'en réponds, comme s'il sortait de la presse. Voilà des coups du sort qui ne sont réservés qu'à moi. . . — Rassure-toi, repartis-je en riant, nous l'obtiendrons peut-être à meilleur marché que tu ne penses. — 42 — — El coin! tien maître A postoto demande i il de cette rareté? — Ah ! ah ! dii Apostolo; les temps sont durs ci l'argent est rare. J'en aurais de- mandé aulrefoiscinquantesequins au prince Eugène, soixante au duc d'Abrantès, et (•(Mit à un Anglais; niais il faut que je le mie aujourd'hui pour quatre cents mal- heureuses livres de Milan, qui font exacte ment quatre cents francs de France, Je n'en rabattrais pas 7. soil qu'elle n'ait rlé exécutée qu'en 1 i-iW, comme in viens d1en avoir la preuve, Raphaël étanl né à Urbin en 1 iS.'J, comme personne n'en doule, c'est-à-dire seize ans après la con- fection du manuscrit, qui remonte bien a 1 i(i7, cl les plus grands admirateurs de ce peintre sublime ne pouvant supposer qu'il ait dessiné si correctement et >i élé- gamment seize ans avant sa naissance. C'esl donc un autre Raphaël qui a exécuté ces belles choses, et celui-là, digne Apostolo, il n'y a que moi qui le connaisse. Attends un peu, je n'ai encore compté que par deux — 47 — « Troisième sottise : il nVst pas vrai que rauleur de ce livre soit resté jusqu'à ce jour ignoré de tous les savants, car tous les savants savent au contraire, et la plu- part des ignorants n'ignorent pas qu'il est l'ouvrage de François Colonne ou Columna, dominicain du couvent de Trévise, où il est mort en 1467, quoi qu'en disent quel- ques biographes étourdis qui Pont confondu avec le savant docteur Francesco di Colo- nia, son presque homonyme, lequel lui survécut près de soixante ans. Ils sont enterrés tous les deux à quelques centaines de pas de ta boutique. Après ce que je viens de te dire, Aposlolo, je peux me dis- penser de te démontrer que lu es tombé dans une quatrième bévue, plus lourde que les trois autres, en supposant que Texis- — 18 lence de Ion magnifique bouquin m'était inconnue, el je ne sais ce <|m me rel ienl de te prouver que je le sais par cœur. Pi un le coup . répliqua v ivemenl Apostolo, je vous en défie, car il esl écrit dans une langue si hétéroclite qu'il n'esl ii 1 1 1 o < j u i vive parmi mes amis de [révise, de Venise et de Padoue qui ail osé entre- prendre d'en déchiffrer une page, el si vous le savez par cœur, comme vous dites, je consens a \ on> le donner pour rien , sa- crifia'(pic je ferai iiv- \ ol ou lier-, d'ailleurs, en raison — en commençant successivement par le pre- mier, sur lequel je vois que tu \i de mettre le doigt. — Soit fait ainsi qu'il est dit, repartit Apostolo; et la première lettre du premier chapitre... — Est un P, dit Lowrich. Cherche le second ? » La kyrielle était longue, mais l'abbé la défila jusqu'au trente-huitième et dernier chapitre, sans se déconcerter un moment et sans se tromper une fois. u Deviner une lettre initiale entre vingt quatre, cela peut arriver par grand ha sard et sans que le diable s'en mêle, ob- serva tristement Apostolo, mais pour re- nouveler ce tour trente-huit fois de suite, il faut que le jeu soit pipé. Prenez ce volume, — M — seigneur abbé, et qu'on ne m'en reparle jamais ! — Dieu me garde, répondit Lowrich, d'abuser à ce point de ton innocente can- deur, ô le phénix des bibliophiles! Ce que tu viens de voir n'est qu'un tour de passe- passe à peine digne d'un écolier, et que tu pourras tout à l'heure exécuter comme moi. Apprends donc que l'auteur de ce livre a jugé à propos de cacher son nom, sa pro- fession et le secret de son amour dans les initiales de ses trente-huit chapitres, qui composent entre elles une phrase dont je te conseille de ne pas demander le secret à la Biographie universelle de Paris, car elle te ferait perdre la gageure que je viens de te gagner. Cette phrase simple et touchante est d'ailleurs facile à retenir : Poliam fra- — :.-> — /c/' Francisais ( dliiiuiKi peramavil, le frère François Colonne adora Polia. Tu m sais maintenanl aussi long sur ce point que Baj le el Prosper Marchand. — Cela est singulier, dit à demi-voix Apostolo. Ce dominicain était amoureux. Il y a une nouvelle là-dedans. — Pourquoi pas? répliqua Lowrich. Re- prends maintenant la plume, et cherchons un Feuilleton, puisque tu ne peux pas t'en passer. » Apostolo se rajusta commodément sur s;i chaise, trempa >;i plume dans l'encre, el écrivit ce qui suit, en commençant parce litre dont je me suis fort éloigné dans une trop longue parenthèse : FRANCISCUS COLUMNA , N (» l Y E 1. LE 1! I BLIOG H A P 11 I Q l E. La famille Colouna est certainement une des plus considérables de Rome et de Fila- lie , mais toutes ses branches n'ont pas été favorisées d'une égale prospérité. Sciarra Colouna, gibelin passionné, qui fit Boni- face VIII prisonnier des Agnani, et s'em- porta, dans l'ivresse desa victoire, jusqu'à donner un soufflet au souverain pontife, expia cruellement ses violences sous le règne de Jean XXII. Il fut exilé de Rome à perpétuité en 1328, ses enfants dégradés avec lui de noblesse, et tous ses biens con- fisqués au profit d'Etienne Colouna, son frère, qui n'avait jamais abandonné le parti des guelfes. Les descendants de Pinfortuné Sciarra s'éteignirent, comme lui, à Venise, dans une misère obscure. Il ne restait, en 1444, qu'un seul héritier à tant de mal- — M — heurs, François Colouna, né au commence- ment de cette année, doublement orphelin, de son père, assassiné la veille, el «.le sa mère, qui mourut en Lui donnant le jour. Francesco, adopté par la piété de Jacques Bellini, célèbre peintre d'histoire, et ten- drement élevé parmi ses entants, se montra digne des soins généreux qu'il avait reçus de son père et de ses illustres frères d'a- doption, Jean et Gentilc Bellini. Dès l'âge de dix-huit ans, il renouvelait dans l'his- toire de la peinture le prodige tout récent des triomphes précoces du jeune Mante- gna : Giotto avait un rival de plus. Cepen- dant la fatalité qui n'a cessé de s'attacher a la vie de Francesco ne permit pas .1 ses succès de devenir de la gloire c'est tous lr nom de Mantegua nu (h-- Bellini (pion admire aujourd'hui les chefs-d'œuvre de son pinceau. La peinture était loin d'ailleurs d'être l'objet exclusif de ses études et de ses af- fections; il ne lui accordait qu'une impor- tance secondaire parmi les arts qui embel- lissent le séjour de Thomme. L'architec- ture, qui élève aux dieux des monuments, intermédiaires solennels entre la terre et le ciel, absorbait au contraire la plus grande partie de ses pensées; mais il n'en cher- chait pas les lois et les merveilles dans les créations gigantesques de Tart contempo- porain, caprices bizarres et souvent gro- tesques de la fantaisie, auxquels manquait, selon lui, Paveu de la raison et du goût. Entraîné par le mouvement de la Renais- sance, qui commençait à se faire sentir en — ;i(i — Italie, Francesco n'appartenait |>lu> que sous le rapport de la foi a ce monde des modernes que le christianisme ;i\;nt re- uouvelé; L'antiquité avait d'ailleurs toute son admiration et tout son culte, et une étrange alliance s'était opérée dan- son es- prit entre les croyances de L'homme reli- gieux et r esthétique du païen. Il portail trop loin cette préoccupation pour voir dans les langues modernes elles-mêmes autre chose que des jargons rustiques plus ou moins grossièrement corrompus par les barbares, qui n'étaient bons qu'à servir d'interprètes à l'homme dans les nécessités matérielles de la vie, et qui ne pouvaient s'élever jusqu'à la traduction éloquente ou poétique des idées et des sentiments. Il ré- sulte de là qu'il s'était composé pour son usage une sorte de dialecte intime où l'ita- lien n'entrait que pour quelques formes de syntaxe et quelques douces désinences, mais qui relevait plus immédiatement des llomérides ou de Tite-Live et de Lucain que de Boccace et de Pétrarque. Ce tour singulier cPesprit, qui était alors le propre d'une organisation originale et d'un carac- tère destiné, selon toute apparence, à exer- cer une grande influence sur le siècle, avait isolé Francesco du reste du monde. Il y passait généralement pour un visionnaire mélancolique en proie aux illusions de son génie, et insensible aux douceurs de la vie commune. On l'apercevait cependant quel- quefois dans le palais de l'illustre Léonora Pisani, héritière, à vingt-huit ans, de la plus immense fortune qui fût connue dans — 38 — tous les États vénitiens, après celle de sa cousine Polia, fille unique du dernier des Poli de Trévise ; mais c'est que la maison de Léonora était en ce temps-là I»1 sanc- tuairede la poésie et des arts, et que l'in- fluence de cette muse appelait irrésistible- ment autour d'elle tous les talents de son époque. On remarqua bientôt que Fran- cesco y paraissait plus fréquemment, quoi- que plus absorbé dans ses rêveries el plus triste que île coutume; mais ses visites se ralentirent tout à coup, et puis il ne revint plus. Polia des Poli, dont je viens de parler, était alors au palais de Pisani, OÙ Léonora l'avait décidée à venir passer les folles se- maines da carnaval . Plus jeune de huit ans que sa cousine, et plus belle que Léonora — 59 — elle-même, Polia, vouée, comme un grand nombre déjeunes filles de haute extraction. à des études sérieuses, profitait de son sé- jour dans la capitale du monde savant pour se perfectionner dans des connaissances aujourd'hui tout à fait étrangères à son sexe, et l'habitude de ces méditations so- lennelles avait donné à sa physionomie quelque chose de froid et d'austère qui pas- sait pour de l'orgueil. On s'en étonnait peu, toutefois, car c'était en Polia que finissait l'ancienne famille Léliade Rome, dont elle descendait par LéliusMaurus, fondateur de Trévise;elle était élevée .-ous les yeux d'un père impérieux et hautain, si fier de la splendeur de sa race, qu'il aurait regardé comme une mésalliance le mariage de sa fille avec le plu- grand prince de PFtalie, et — 60 — on >a\ ;i il d ailleurs que les trésors don! elle aurail à disposer un jour pouvaient suffire à la dot d'une reine. Elle avail cependant accordé a Francesco quelques témoignages d'une bienveillance presque affectueuse dan- leurs premières entrevues; mais elle >LMiiUait s'être prescrit peu à peu une ré- serve qui allait jusqu'à la sévérité, pour ne pas dire jusqu'au dédain, et quand il s'abstint tout à coup de se montrerai! pa- lais Pisani, elle ne le regardait plus. C'était dans le courant du mois de fé vrier 1 166. Le printemps, souvent précoce dans cette belle contrée, commençait à la combler de toute- ses faveurs. Polia se dis- posai! à retournera Trévise, el sa cousine multipliait autour d'elle les fêtes variées ipn pouvaient lui rendre le séjour de Venise — (il — plus doux et plus difficile à quitter. Un jour avait été pris pour dos promenades en gondole sur le grand canal et sur ce bras large et profond qui sépare la ville reine des solitudes de son Lido. Francesco n'a- vait pas été oublié dans les invitations de de Léonora Pisani, et la lettre qu'il en avait reçue renfermait des reproches si aimables et si touchants sur sa longue absence, qu'il ne conçut pas la possibilité d'un refus. Po- lia était d'ailleurs, comme nous Pavons dit, à la veille de son départ, et il est permis de croire que Francesco désirait de la revoir encore, malgré la froideur ordinaire de son accueil ; car, en réfléchissant de plus en plus au changement extrême qui s'était si promptement manifesté dans leurs rela- tions, il avait fini par se persuade!' que 6 — 6Î — cette capricieuse métamorphose avait un autre motif que l;i haine. Il se trouva donc sur les degrés du palais Pisani, où était le rendez-vous général, au départ «les gon- doles. Les dames masquées et couvertesde dominos tous semblables, sortirent en foule du vestibule au signal convenu, et chacune d'elles vint choisir, suivant l'usage, avec la décente familiarité que le déguisement au- torise, le compagnon qu'il lui plaisait de -, el que cer- taines personnes parmi celles qui vous ai- ment le mieux peuvent avoir intérêt à pé neirer. Doué de tous les avantages qui promettent un heureux avenir : la jeunesse, le génie, le savoir el déjà la gloire, vous — 67 — vous abandonnez cependant aux langueurs d'une tristesse mystérieuse, vous vous con- sumez dans un souci inconnu, vous négligez les travaux sur lesquels votre réputation s'est fondée, vous fuyez le monde qui vous cherche , pour cacher dans une solitude presque impénétrable des jours que tant de succès devraient embellir; enfin s'il faut s'en rapporter aux bruits qui se répandent, vous êtes sur le point de rompre entière- ment avec la société des hommes et de vous enfermer dans un monastère. Ce que je viens de vous dire est-il vrai? Francesco paraissait agité de mille émo- tions diverses. Il eut besoin de quelques instants pour rassembler ses forces. « Oui , madame, répondit-il, cela est vrai; tout cela du moins était vrai ce malin. Un évé- — 08 - nement survenu depuis a changé le cours de mes idées, sans changer mes résolu- dons J'entrerai dans un monastère, et ine^ engagements sont irrévocables; mais j\ entrerai l'esprit plein de consolation et de joie, car mon existence est complète, et je n'en conçois point de si heureuse sur la terre qu'elle puisse me faire envie. Né obs- cur et pauvre, mais pins fort que ma loi - lune, je n'avais mesuré mon malheur qu'au vide immense dans lequel mon cœur étail plongé. Ce \ide esl rempli par la pins dé- licieuse des espérances : vous vous sou- \ iendrez de moi ! » Polia h' regarda doucement. « Je veux bien, dit elle, ne pas voir dans vos paroles un simple jeu de l'imagination ou une de ces condescendances flatteuses de la poli (59 lesse avec lesquelles on croit payer assez Tamitié. 11 me semble que ce langage arti- ficieux des gens froids n1est pas de mise entre nous. Je crois donc que je commence à comprendre une partie des choses que vous m'avez dites, à votre résolution près; mais, ajouta-t-elle en souriant, je ne les comprends pas assez. — Vous allez les comprendre mieux, répliqua Francesco, encouragé, car je vous dirai tout. Pardonnez cependant au trouble et à l'irrésolution de mes paroles, car de toutes les circonstances de ma vie, celle-ci est la plus imprévue. « La position étrange dans laquelle je suis né, sans parents, sans protecteur, presque sans ami, déchu d'un grand nom et d'une fortune indépendante, suffirait sans doute à — 70 — expliquer ma mélancolie naturelle. C'est une cruelle confidence à se faire que celle d'un malheur attaché au berceau et qui poursuit toute la vie. Cette idée esl cepen- dant la première dont j'aie pu me rendre compte. Je devais acquitter la dette maté- rielle de la reconnaissance avant de penser un moment à moi, et je n'ai pas besoin de vous dire que j'y suis parvenu. Dès lors mon courage s'était raffermi; je regrettais peu les grandeurs et l'opulence évanouies pour jamais. J'allais plus loin : je me félicitais quelquefois, dans mon orgueil (reniant, de devoir toute mon illustration à moi-même, et de pouvoir forcer un jour la famille qui me repousse à envier la célébrité de mon nom répudié. Telles sont les illusions de l'inexpérience et de la vanité. Un jour de- — 71 — vait tout détruire et me rappeler à mon infortune et à mon néant. « Hélas! continua Francesco, c'est ici le mystère que votre curiosité trop bien veil- lante témoigne le désir de connaître, et que la raison me faisait une loi de tenir caché dans mon sein. Mais comment oserai-je vous révéler ces secrets tristes et profonds des cœurs malades que la philosophie et la sa- gesse regardent comme une infirmité pué- rile de l'esprit, et au-dessus desquels l'élé- vation de votre caractère vous tient trop hautement placée pour que vous daigniez leur accorder un autre sentiment que la pi- tié? J'aimai, madame ! ... » Ici Francesco s'arrêta quelque temps; mais rassuré par un regard de Polia, il pour- suivit en ces termes : " .1 aimai sans \ avoir pensé, sans appré cier les conséquences de mon extravagante passion, sans le> redouter pour l'avenir, car je \i\ai^ tout entier dans les im- plosions du présent. J'aimais une femme que 10n désignerai! à tout le monde en pei gnant les rares qualités dont elle est vcxr lue, qui joint à la beauté toutes les perfec- tions de l'intelligence et de l'âme, et que le ciel semble n'avoir confiée à la (erre que pour nous rappeler l'inexprimable félicité de la condition que nous avons perdue. Je l'aimai, madame, sans me souvenir qu'elle éiail noble parmi tous les nobles, qu'elle était riche parmi Ions les riches ; que j'étais, moi, le pauvre Francesco Colouna, Pélève inconnu de Bellini, ci «pie tous les efforts d'un travail heureux ne me conduiraient jamais qu'à une réputation stérile. Tel est l'effet de cette passion qui éblouit, qui aveugle, qui tue. Quand la réflexion m'eût ramené à moi-même, quand j'eus sondé d'un œileffrayé, avec le rire amer du dés- espoir, Tabiiiie vers lequel j'avais fait tant de chemin sans le savoir, il n'était plus temps de retourner sur mes pas : j'étais perdu. « La première pensée des malheureux, c'est de mourir; celle-là est aussi commode que naturelle, parce qu'elle tranche toutes les questions et remédie à tous les embarras. Mais cette mort désespérée, loin de hâter le jour où je dois me rapprocher d'Elle dans un monde meilleur, ne pouvait-elle pas nVen séparer à jamais? Ce fut une idée toute nouvelle qui retint mon bras prêt à frapper; je mesurai le profond avenir donl allait me priver l'impossibilité de suffire à une résignation de quelques jours. Je me condamnai douloureusement à vivre sans espérance, mais sans crainte, pouratteindre à ce moment où deux âmes, affranchies de tous les liens qui ont pesé sur elles, se cherchent, se reconnaissent et s'unissent pour toujours. Je fis de celle que j'aime un objet de culte pour ma vie entière; je lui élevai un autel inviolable dans mon cœur, el je m \ dévouai moi-même comme un immortel sacrifice. S ous dirai je, madame, que, sous mon invincible tristesse, ce pro- jet,une fois arrêté, se mêla de quelque joie? .Il- coin pris que cel hymen, qui commençait par le veuvage pour aboutir à la posses- sion, étail peut être préférable aux maria ges ordinaires, qui finissent par les jours mauvais. Je ne vis plus dans les années qui me restent à passer parmi les hommes qu'une longue veille de fiançailles que la mort couronnera d'une félicité éternelle; je sentis la nécessité de m'isoler du monde pour me recueillir dans un sentiment aus- tère, et cependant délicieux, qui ne souffre point de partage, et c'est pour cela que j'embrasse les devoirs de la profession mo- nastique. Dieu veuille le pardonner à la faiblesse de sa créature! Le serment qui me dévoue à lui dans trois jours , c'est le serment qui m'unit indissolublement à celle que j'aime et qui ne me donnera des droits sur elle que dans le ciel. Permettez-moi de répéter en finissant, madame, que l'accom- plissement de ce dessein ne coule plus rien — 7»; — à ma résignation , depuis qu'une compas- sion généreuse m'a laissé concevoir l'espé- rance de n'être pas oublié. — Dans trois jours, s'écria PoliaL. En vérité, reprit-elle, j'ai eu trop peu de temps à réfléchir sur le seqrel que \ous venez de me confier pour oser m'arrêtera une opi- nion e1 surtoul à un jugement; mais il me semble que si la femme pour laquelle vous avez conçu de pareilles résolutions ne les ignore pas Comme je les ignorais tout à l'heure, elle étail indigne de les inspirer. — Elle les ignore, reprit Francesco, car elle ignore que je l'aime. Ohl sans doute, mon cœur aurait puisé des consolations inef- fables dans l'idée qu'elle connaissait mon amour, qu'elle n'\ étail pas absolument insensible, et qu'elle pourrait lui accorde] du moins le souvenir de la pitié! De tous les tourments de l'amour, le plus cruel peut- être est de rester inconnu de ce qu'on aime; de tous les sentiments, cette morne indif- férence qu'on ressent pour l'étranger e>i peut-être le plus pénible que l'amour puisse craindre. Mais pourquoi jeter dans un cœur paisible et heureux des douleurs qu'on es à peine capable de supporter pour soi- même? Ou ma passion serait rebutée, comme je le suppose, et qu'aurais-je alors gagnéà vérifier ce triste doute? ou elle se- rait partagée, et j'aurais à souffrir pour deux. Que dis-je, souffrir pour deux! Mon désespoir à moi, c'est ma vie, puisque je me suis trouvé assez de force pour vivre avec lui. Le sien m'aurait déjà tué. — Vous portez vos suppositions trop — 78 — loin, Francesco, répliqua vivement l'olia. Oui siit si Hic n'éprouve pas les mêmes peines et les mêmes angoisses que vous? Qui sait si elle n'aspire pas au moment de nous l'apprendre? Que diiiez-vous si celle lille noble el riche dont l'éclat vous éblouit, mais dont l'âme n'est probablement pas plus calme que la vôtre, que diriez-vous, Francesco, si, lihie, elle venait vous offrir sa main, si, soumise à un pouvoir respec tableet inflexible, elle venait vous la pro- mettre ? — Ce que je dirais, Polia? répondit Fran coco avec une froide dignité, je la refuse- rais. Pour oser aimer celle que j'aime, il Tant être jusqu'à un certain point digne (Telle, et ma plus constante étude a été d'en- noblir mou finie pour la rapprocher de la — 79 — sienne. De quel droit accepterais-je les privilèges d'une haute position que la so- ciété me refuse? De quel front irais-je m'as- seoir au banquet de la fortune, moi qui n'ai pour apanage que l'obscurité et la misère? Oh! plutôt mille fois Phorrible chagrin qui me consume, que la honteuse renommée d'un aventurier repoussé par le monde et enrichi par l'amour ! — Je n'avais pas fini, interrompit Polia. Ce scrupule est exagéré, mais je le com- prends et je le partage. Le monde, comme il est fait, demande d^étranges sacrifices, et celui-là vous serait peut-être commandé par votre caractère ; mais un caractère de la môme trempe que le vôtre pourrait y répondre par un autre genre d'abnégation. La grandeur et la fortune sont des accidents — NU — capricieux du hasard dont on peu! se dé poaillerquand on veut. L'artiste el le poëte esl le même partout : il a partout dc> suc- cès el de la gloire ; mais au delà d'un bras de mer, la femme riche et titrée qui a su abdiquer ces vains privilèges de la nais sauce n'est autre chose qu'une femme. Si celte femme venait vous dire . Ma gran- deur, j'y renonce; ma fortune, je l'aban- donne; me voilà prête à devenir plus humble et plus pauvre que toi, et à te re- mettre, comme à mon seul appui, toute !;i destinée de ma vie, — Francesco, que lui répondriez-vous ' — Je tomberais à ses genoux, dit Frances- co, et je lui répondrais ainsi •. Ange du ciel! gardez le rang el les avantages que le ciel nous ;i donnés; nous devez être el reslei — SI — ce que vous êtes, et le malheureux qui se- rait capable de se laisser entraîner à ce tendre et sublime élan de votre cœur n'au- rait jamais mérité d'y occuper une place. Il ne peut plus s'élever jusqu'à vous que par une constante résignation, facile à qui es- père, et surtout à qui est aimé. Ce n'est pas moi qui vous ferai descendre du rang où Dieu ne vous a point placée sans motif, pour vous soumettre aux vicissitudes d'une existence inquiète, empoisonnée par des besoins qui se renouvellent sans cesse , et peut-être un jour par d'incurables regrets. Ma félicité est complète maintenant : elle passe toutes mes espérances, puisque vous m'avez accordé tout ce que vous pouviez dérober aux obligations que vous impose votre nom. Vous m'aimez, ajouterais-je, el — 82 — vous m'aimerez toujours, puisque vous n'a- vez pas reculé (levant la résolution repart il Franceseo En ce moment , la main de la jeune prin- cesse se trouva liée dans cclJe du jeune peintre, o Nous n avons pas remarqué, dil- elle en souriant, que la gondole s'arrêtait et qu'elle est déjà de retour au palais Pi- sina ; mais nous n'avons plus ii<'n ;i nous dire sur La terre. Cependant notre dernier adieu n'est pas sans douceur, si nous nous sommes bien compris, et notre première entrer ue sera plus douce encore. - Adieu à jamais! dit Fnineeseo. — Adieu à toujours! >> dit Polia. Puis elle rattacha son masque et descendit. Le lendemain, Polia était à Trévise. Trois jouis après, on sonnait an couvent des den minicains ce uhs emblématique qui an- nonce la profession d'un nouveau religieux — 83 — et sa mort éternelle au monde. Polia passa la journée dans son oratoire. Frâncesco se soumit facilement à sa nou- velle destinée. Quelquefois il regardait son entretien avec Polia comme un rêve; mais, plus souvent, il s'en retraçait les moindres détails avec un enthousiasme d'enfant, et il allait jusqu'à se féliciter d'avoir inspiré, dans son malheur, un amour qui ne crai- gnait pas du moins les vicissitudes de la fortune et de l'âge. Il s'accoutuma en peu de jours à partager son temps entre les de- voirs du religieux et les loisirs laborieux de l'artiste, peignant tantôt ces fresques pures et naïves qu'on admire encore dans le couvent des dominicains, quoique l'or- gueilleuse insouciance de Fart moderne les ait laissé dégrader, tantôt rassemblant dans un livre, objel favori de ses études, toutes les impressions de son génie, 'il allait éclater. Polia releva ses yeux du manuscrit sur le moine. La pâleur de Francesco, L'auréole sanglante qui ceignait ses yeux épuisés de larmes, le tremblement convulsif de ses — 80 — mains livides et pendantes, lui révélèrenl ce qui se passait dans le cœur de son amant. Elle sourit avec fierté. « Vous avez entendu parler, lui dit-elle, de mon prochain mariage avec le prince Antonio Grimani ? — Oui, madame, répondit Francesco. — Et qu avez-vous pensé, Francesco, de cette alliance? ... — Qu'aucun homme n^est digne d'en contracter une telle avec vous, mais que le prince Antonio y avait plus de droits que personne, etqu'elle paraît remplir les vœux de Venise.. . et les vôtres. Puisse-t-elleèlre heureuse à jamais! — Je l'ai refusée ce malin, » reprit Po- lia. Francesco la regarda, comme pour cher s. — 90 — cher dans les yeux de Polia si sa bouche n';i\ ail pas trahi sa pensée. a Vous savez mieux que personne, con* linua Polia, que nia Toi est enija^ée ail- leurs, etqu'elle L'esl irrévocablement; mais je dois excuser VOS soupçons, car la vôtre m ''est assurée par le serment qui vous li'' aux autels, et je ne nous ai jamais donné une pareille garantie. — Écoutez, Fran- cesco. — C'est demain l'anniversaire du jour qui a reçu vos premiers vœux, et c'est dans le dernier office du matin que vous le> rendiez plus indissolubles et plus sanv- encore en les renouvelant devant le Sei- gneur. Avez-vous, depuis un an, changé de manière de penser sur la nature et la né- essité de ce sacrifice? — M — — Non, non, Polia ! s'écria Francesco en tombant à genoux. — C'est assez, poursuivit Polia. Je n'ai pas plus varié que vous. J'assisterai de- main au dernier office du matin, et je m'y associerai de toutes les puissances de mon âme au vœu que vous allez répéter, afin que vous sachiez désormais, Francesco, qu'entre le cœur de Polia et l'inconstance, il y a aussi le parjure et le sacrilège. » Francesco essaya de répondre , mais quand les paroles arrivèrent à ses lèvres, Polia avait disparu. Le jeune moine eut presque autant de peine à supporter sa joie que son infortune. Il sentit qu'il n'avait plus assez de force pour être heureux, car le ressort de sa vie, — 92 — usé par lanl d'émotions contraires, étail pic- de se rompre. Le lendemain, au dernier office du ma- tin, quand les religieux entrèrent dans le chœur, Polia étail assise à sa place ordi naire, au premier rang des hunes de la no- blesse. Elle se leva, et alla s'agenoui lier au milieu dos pavés de la grande nef. Francesco l'avait aperçue. Il renouvela ses vœux d'une voix assunV, icdosccMulit lesdegrés de l'autel, ci se prosterna sur le parvis. Au moment de l'élévation, il s'y coucha tout entier, en jetant ses mains croi- sées au-devant de sa tête. L'office achevé, Polia sortit de l'église : les moines passèrent les uns après les autres, avec une profonde génuflexion, de vanl le sanctuaire; maisFrancesco ne quitta — 'J3 — point sa position , et personne n'en fut étonné, car on l'avait vu souvent prolonger ainsi, dans une extase immobile, la durée de la prière. A l'office du soir, Francesco n'avait pas changé d'attitude. Un jeune frère descendit des stalles, s^approcha, se pencha vers lui, et prit une de ses mains dans la sienne, en le tirant vers lui pour le rappeler aux de- voirs accoutumés; puis se releva, se signa, regarda le ciel , et se tournant vers les moines assemblés : «Il est mort! » dit-il. Cet événement, un de ceux qui s^effacent si vite dans la mémoire d'une génération nouvelle, datait de plus de trente-un ans, quand, par une soirée de l'hiver de 1498, une gondole s'arrêta devant la boutique d^Aldo Pio Manucei, que nous appelons — «Il — I Ancien. In instant après, on annonça dans l'étude «lu savant imprimeur la visite de I;» princesse Hippolita Polia,de Trévise. Aldo courut au-devant d'elle, l'introduisit, la lit asseoir, et resta frappé d'admiration el ds le Combat du Sommeil et de l'Amour, comme traduit M. Ginguené, autour de V Histoire littéraire d'Italie. Nous ne prétendons p;is. Dieu nous en içarde ! conclure de là que M. Ginguené, auteur de Y Histoire littéraire d'Italie, ne savait pas l'italien. Nous axons plus d'in- dulgence pour les distractions du talent. « Signe maintenant !;i comme tu vou- clins, dit Lowrieh en se levant; je n'ai pas I habitude de mettre mon nom à ces ba- bioles, et le ciel m'est témoin que je n'ai jamais accordé de pareilles historiettes aux libraires que pour avoir des livres. — Puissent toutes les nouvelles que vous ferez encore, dit Aposlolo, enrichir votre bibliothèque d'un volume pareil à celui-ci ! II est à vous et je vous le devais deux fois. — Il est à moi, dit Lowrieh en s'en em- parant avec enthousiasme Ou plutôt il est à toi, continua-t-il gaiement en le faisant passer dans mes mains; je te l'avais pro- mis ce matin! » C'est ainsi que le plus magnifique des exemplaires du Toliphile, géant de ma col- lection lilliputienne, y figure aujourd'hui née pluribus impar. Je T'y soumets volon— — 98 — tiers aux regards dos amateure , qui ae pourront s'empêcher d'y reconnaître un li\ re magnifique... el pas cher ! Ch. NODIER. UNE LETTRE DE CHARLES NODIER. S'il est vrai qu'il nous soit possible de recomposer le portrait moral d'un écrivain, en rassemblant avec soin et en rapprochant les traits épars dans les productions diverses de son esprit et de son cœur, je crois qu'on peut le dire à priori de ses œuvres épisto- laires; car c'est dans ses lettres, dans ses lettres intimes surtout, qu'il se dépouille de l'enveloppe factice imposée par l'usage, — KM) — par les convenances el par les règles, déve loppanl ainsi tout leur naturel cl eo toute liberté, les richesses de son imagina- tion, les fantaisies de son esprit el les naï- vetés de son cœur. En donnant à la suile d'une notice sur Charles Nodier et à la suite du dernier ro- man de ses derniers jours, une lettre écrite il y a plusieurs années, après une excursion dans la Belgique, — ce Muséum privilégié des vieux tableaux et des vieux livres, avant qu'elle soit devenue l'officine impure de toutes les contrefaçons, — l'éditeur de ce petit volume espère compléter les docu- ments nécessaires au lecteur attentif el dési- reux de composer pour son usage une. biographie circonstanciée de l'écrivain re- grettable qui nous occupe ici. — 11)1 — On trouve dans le caractère des hommes d'élite certaines nuances que le biographe est impuissant à faire ressortir à propos, et sous un jour très-favorable. Les faits nous en apprennent plus à cet égard que les in- génieux commentaires des critiques. La lettre suivante serait sans aucun doute fort indifférente à l'historien plus soi gneux d'enregistrer des événements, que de tracer un caractère. Elle lui servirait tout au plus à établir que M. Nodier fit un voyage en Belgique dans le courant de Tannée 1835, et qu'il reçut partout sur son passage les marques de la plus vive et de la plus hono- rable sympathie. Pourtant, si je ne me trompe, elle a le mérite inappréciable de peindre en peu de mots cet homme excel- lent, aussi admirable par la simplicité de 9. — HH — ses mœurs et In modestie de >e> désirs, que pair l'élévation de son talent littéraire. Cette lettre n'est-elle pas en môme temps pour nous un profond enseignement ? Charles Nodier, ce grand poëte, cet écri- vain si correct et si riche, à qui la France doit d'avoir conservé ce qui lui reste encore de son gracieux et pittoresque langage d'autrefois, Charles Nodier passe inaperçu dans les grandes villes de son pays, tandis que les cités étrangères le couronnent de louanges et de fleurs. Aussi comme il hâte son départ, comme cette gloire bruyante l'étonné et l'effraie, cet aimable auteur, en quête de bouquins, comme il dit, et qui trouve partout des ovations. Quelle biographie, mieux que ces lignes — 103 — sans façon, pourra faire aimer Nodier? Quels éloges vaudront, aux yeux du lecteur, cette adorable conviction avec laquelle il s'é- crie : « J'ai le bonheur d'être rendu à un pays où personne ne s^occupe de moi. Ce n'est pas ici qu'on viendra m'éveiller par des sérénades. » A. DE LA FIZELIÈRE. I illr. 17 1 1 1 1 ii 1835 a Mon cher T , me voilà de retour en France, chargé de couronnes el de vers comme un acteur de Paris qui vienl de faire une tournée en province. .l1§ wA mj. ..^ ^^/V »